Gattaz fils de son père

Tu seras patron mon fils. Dès ton plus jeune âge, l’argent sera ta religion, ton Eglise, avec ses sanctuaires, son décorum et ses saints. Ses évangelistes du marché qui distribuent sa bonne parole comme autant d’images pieuses aux petits garçons bien élevés. Tu seras patron mon fils. Pas un de ces petits entrepreneurs que l’on berne en les nommant première entreprise de France et dont tu prononceras le nom d’artisan avec ce dédain tout de gène empreint que l’on se doit d’afficher quand  on laisse échapper un gros mot. Non, toi tu seras patron. Pas un de ces types avec un salaire à trouver tous les mois pour chacun des trois gars avec lesquels il trime toute la semaine sans compter la femme qui assure le secretariat et la compta en plus de tout le reste. Non, tu seras patron, un vrai. A quoi bon diriger une entreprise dans ce pays si c’est pour ne pas figurer au moins dans les trois cent premières fortunes, franchement ? Non, tu seras patron, comme ton père l’était avant toi, et à tant faire, tu feras mieux que tout ça, tu seras également patron des patrons.  Tout comme ton père, également, l’était avant toi. Tu remettras de l’ordre dans la corporation, parce que une femme aux commandes, entre vous deux, tout le monde sait que ça a fait désordre. Tu seras patron des patrons, tu passeras à la télévision avec une régularité médiatique déconcertante. Tu auras même une télé à toi au sein de ta corporation, sur l’écran de laquelle on peut te voir te marrer en t’excusant mollement d’arriver en retard pour venir commenter le pacte de responsabilité que ton nouveau copain elyséen a taillé sur mesure pour se faire aimer de tous tes copains. Tu seras tellement sûr de ta supériorité que tu réciteras par coeur le discours nauséeux et de niaiserie débordante que tes communicants à cinq smics minimum t’auront pondu, en collaboration étroite avec leurs clones planqués au sein des ministères.  Soit un condensé de lapalissades économiques et de jérémiades corporatistes comme constitution essentielle de ta pensée. Tous les larbins  prépubères qui t’entourent font tellement dans leur couche-culottes à la seule idée de te déplaire qu’aucun d’entre eux n’ose te dire que tu devrais prendre quelques cours de diction, parce que émailler à ce point un discours de la même onomatopée interjective, redoublée, quintuplée, décuplée. Euh, vois tu, euh, à partir, euh, de vingt euh, j’ai arrété de compter, euh…

Compter, ça tu sais. Je passe au présent de l’indicatif pour créer une rupture temporelle propre à nous ancrer plus nettement dans la réalité de mon récit.  Dans ta famille, tout le monde sait compter. Tout le monde a toujours su. L’arithmétique patronale, c’est dans les gènes. Aussi attention à qui aurait l’outrecuidance de t’en remontrer en pointant la légère contradiction entre un smic que tu souhaiterais à huit cent euros et les presque trente pour cent d’augmentation de salaire que tu te balances. Il faut reconnaitre que tu es un rien brillant quand tu oses expliquer aux larbins qui pissent leur copie dans les médias de tes copains patrons qu’il faut bien que ceux qui en ont peu en aient encore moins afin que des mecs comme toi qui en ont beaucoup puissent en avoir encore plus. C’est tellement subtil que ça en est vertigineux. Enterré le père Mauss et sa théorie du don. T’es le nouveau Franklin Delano des banlieues ; ta devise c’est : ne rien donner, tout recevoir et ne rien rendre.

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Tu seras venu à Mutzig . On ne t’auras pas vu, forcément on n’aura pas été invité. (Pour ceux qui ont du mal à suivre, on vient de paser au futur antérieur pour une nouvelle rupture, plus à même de nous ancrer dans un registre narratif plus proche de la fiction.)
Quelques camarades intermittents du spectacle t’auront remis une lettre dans laquelle ils s’imaginent pouvoir interdire à un mec de ta stature, avec les réseaux qu’il a à sa botte, de ne pas manipuler le peuple. Comme si un type comme toi, à l’autorité toute de certitudes inébranlables consacrée et paré dans la dignité incontestable de la mise en scène de son existence idéale, pouvait y comprendre quelque chose aux artistes. A l’intermittence, au spectacle scénique, à la création vivante. Au quotidien de tous les types qui, dans ce pays, galèrent pour offrir aux enfants, mais aussi aux plus grands, autre chose que les merdes anglo saxonnes formatées que tes copains américains deversent sur les écrans de ce pays et qu’ils vont encore plus déverser lorsque François Responsabilité leur aura fillé les clefs du bouclard en ratifiant leur traité scélérat. Tu auras visité une pépinière d’entreprises que des élus locaux éblouis par ton aura t’auront présentée tels des enfants ramenant un bulletin prometteur en espérant recueillir un bon point. Puis tu seras reparti presque soulagé, parce que l’Alsace, dans ta culture et ton imaginaire réduits à une peau de chagrin, c’est comme la photo d’une ex qui ressurgit d’un tiroir lors d’un rangement : on n’arrive pas à la jetter mais on préfère ne pas l’avoir sous les yeux trop souvent, ça éveille des souvenirs pas trop agréables.
Au fond, je te trouve plutôt à plaindre quand j’y réfléchis bien. Tu n’auras pas eu d’enfance. Tu seras né patron donc tu seras né vieux et, à l’âge où d’autres deviennent adultes, tu seras déjà sénile.
Patron des patrons, en dehors d’être un titre, je me suis posé la question de la figure de style que cela pouvait être. Ce n’est pas vraiment une redondance, pas plus un pléonasme qu’un oxymore. Finalement j’ai trouvé . C’est un bégaiement.
Euh.