Faulkner, Lapointe et les patates

Aux journalistes peu imaginatifs qui ne manquaient pas de lui poser la question la plus râpe à carottes qu’il se puisse poser à un prix Nobel de littérature : “Pour qui écrivez-vous ?” William Faulkner répondait sans sourciller : “Pour ceux qui ne savent ni lire ni écrire.” Nul besoin d’avoir réussi avec succès l’agrégation de grammaire pour saisir toute la subtilité de l’emploi d’une préposition généralement déviée de son sens originel qui ici le retrouve avec pertinence. Savoir que de tels esprits subsistent pour, de toute leur autorité, ramener à l’essentiel certains d’entre nous qui seraient tentés de laisser leur talent s’égarer dans des stratosphères plus qu’embrumées a quelque chose de profondément rassurant.

Il y aura bientôt quarante ans un type extrêmement talentueux met entre parenthèses une brillante carrière d’illustrateur en créant à Strasbourg un atelier d’illustration, dont la réputation d’excellence va aller grandissante et asseoir dans le métier une véritable pépinière de talents qui depuis n’ont pas démérité. La saga de ces années reste à écrire,  ainsi que je l’ai à maintes reprise déploré en compagnie de certains de ses anciens élèves, collègues et amis. Il est triste que personne ne s’y soit, depuis le temps, attelé ou même intéressé, car ce que cet homme-là recèle en héritage est du plus haut intérêt,  quant à cette partie pas si éloignée de notre histoire qui a vu naître, croître et prospérer toute un monde et une industrie dont le succès a été jusqu’à présent le menechme du talent. ( Victor H. dixit)
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Je m’étonne qu’aucun de ces éditeurs auxquels il a fait gagner tant d’argent n’ait encore eu l’idée de demander à Claude Lapointe de relater l’histoire de cette aventure. Ne serait-ce que chacun de ses anciens élèves achetant son exemplaire en ferait un succès d’édition garanti. Sans compter une petite analyse crypto-marxiste de l’évolution du marché, qui ne serait pas déplaisante dans la remise en place de certaines valeurs; du genre “à partir de quel moment l’obligation de produire aliène-t-elle la passion de créer ?”

Ca pourrait être un chouette thème de colloque non ? Une manifestation culturelle de premier plan à l’école des Arts Décoratifs de Strasbourg, qui ne s’appelle plus ainsi et dont j’ai oublié la nouvelle appellation institutionnelle, qui est bien trop compliquée pour mon petit esprit. Si il est un reproche récurant que l’on peut faire aux auteurs et aux illustrateurs, c’est bien de ne pas assez s’occuper de politique à une époque où la politique finit toujours par s’occuper d’eux. Le succès a toujours complexé les élites politiques. Celui de l’atelier d’illustration de Lapointe n’est pas un exemple unique. Un type comme Bernard Erin qui, aux Beaux Arts de Toulouse, était à la typographie et au dessin de lettre ce que Lapointe, à Strasbourg, était à l’illustration, s’est fait en son temps remercier sous prétexte que ses élèves gagnaient déjà leur vie alors qu’ils étaient encore étudiants… Un comble ! Il est sûr que ce qui différencie les dessinateurs des élites politiques sera toujours le souci fatalement revendiqué de ces dernières de s’élever dans leur niveau d’incompétence, ainsi que nous l’ont si magistralement démontré Lawrence Peter et Raymond Hull dans leur fameux “Principe”. Certes, Lapointe et Faulkner c’est entendu. Mais qu’en est-il des patates ?

En mémoire d’une grand-mère qui, lors d’une exposition, s’est exclamée à la vue de mes images, d’un accent bien appuyé: “Jééé, je mangerais des patates tous les jours pour pouvoir faire un métier pareil….” ça pourrait être du Faulkner non ? Au fait, revenons à Faulkner. Pour qui écrivons-nous ? Pour qui dessinons-nous ? Pour tous ceux qui mangeraient des patates tous les jours pour pouvoir faire ce que nous faisons, exercer le métier que nous exerçons; ce métier qui, comme le disait Louis Capet, quatorzième du nom, “Après le métier de Roi, est le plus beau métier du monde.”

L’une des interventions du colloque international qui se tiendra à l’ancienne Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg s’intitule “Séquentialités gyrovagues ou la translation stationnaire”.

Une question  essentielle me vient spontanément à l’esprit, à l’énoncé d’un programme aussi relevé:
Y servira-t-on des patates ?