ELOGE DE LA BRUCHE ET DE LA PAMPA

La vallée de la Bruche n’est pas la Pampa.

Elle n’en a pas la population rude et clairsemée, qu’une géographie austère et un climat hostile ont rendu peu perméable à l’épanouissement culturel et économique qui prévaut à trente kilomètres à l’ouest de Strasbourg. Les dieux sont capricieux et arbitraires. A l’homme de la Pampa ils ont fourgué comme totem l’aigle redoutable qui domine majestueusement l’interminable ennui de la plaine, tel une vivante incarnation de l’esprit. A l’homme de la vallée de la Bruche, ils auraient bien aimé octroyer un animal fétiche. Mais il est trop tard. L’homme de la vallée s’est pris en mains. Il n’attend plus rien des dieux, il s’en fout, il est moderne. Il a une auto, il va au supermarché, il sort ses poubelles et il vote. Il vote avec une telle régularité qu’on serait tenté de dire qu’il vote tout le temps. Tous les six ans il vote pour élire ceux qui décideront des routes sur lesquelles il conduira son auto, dans quel supermarché il ira faire ses courses et quel jour il sortira ses poubelles. C’est ça la modernité. L’homme de la Pampa lui est archaique et rude. Il ne connait pas l’ivresse de la consultation électorale, la promiscuité âcre des listes, le verdict cruel des urnes. Les fondements de son organisme social sont d’une rusticité solide et inébranlable. Il se réunit autour du feu, s’abreuve de toutes sortes de liquides exotiques leveurs d’inhibitions et quand il n’est pas d’accord avec son voisin, il le lui grogne plus qu’il ne le lui dit. Ce qui généralement amène le voisin à lui répondre en lui foutant sur la gueule. A la fin, le chef émergeant naturellement de ces échanges de vues est celui qui les a tous mis d’accord en cognant le plus fort.

L’homme de la vallée de la Bruche, lui, ne parle plus guère à son voisin. Il peut exprimer ses accords et désacords tous les  six ans,  grâce au bulletin de vote.

A la fin, le chef émergeant naturellement de ces expressions est celui qui a le plus de bulletins de vote. La jolie expression consacrée pour décrire  ce processus de désignation est “le sort des urnes”. Aussi aura-t-on bien compris que l’élément primordial qui sépare l’homme de la pampa de celui de la vallée de la Bruche est la carte électorale et du bon usage que l’on peut en faire. Mais il arrive que l’homme de la vallée ne fasse que moyennement confiance au sort que peut délivrer l’urne. Il a quelques pensées confuses et mal fondées qu’il irait bien confier à son voisin, mais sa nature chétive et la vilainie de ses propos lui font craindre que son voisin ne lui foute sur la gueule. Il tournerait bien le regard vers l’immensité des cieux cherchant un signe, un réconfort. Mais les dieux ont depuis longtemps déserté la voûte céleste laissant la place aux odieux. C’est alors qu’il aperçoit un vieux corbeau traînant sa misère déplumée sur un tas de compost informe, tel un vestige oublié des temps ancestraux. Il s’en saisit, lui arrache une ultime plume et s’en retourne dans son joli pavillon d’homme de la vallée. Là il taille délicatement l’ornement du volatile afin d’en faire un outil propre à l’écriture. Puis, bien à l’abri derrière ses volets refermés, il trempe sa plume dans un mélange moitié fiel de crapaud moitié vinaigre de vipère  et rempli des pages de saloperies délétères qui, s’il s’en allait les dire en public, lui vaudrait une condamnation unanime des autres hommes et femmes de la vallée. C’est pour cela que la nuit aidant, il s’en va déposer son abomination de littérature de manière anonyme dans les boîtes à lettres des différents membres de sa communauté. Pour certaines raisons évidentes, l’homme qui se comporte de cette façon répond dans l’imaginaire collectif au nom de “corbeau”. Le corbeau de la vallée de la Bruche n’est pas une espèce protégée, même si elle est heureusement en voie d’extinction. On espère qu’un jour elle sera totalement éradiquée, car elle est la manifestation la plus basse des instincts merdeux qui, chaque fois, nous ramènent aux heures les plus sombres de notre histoire, ainsi que se plait à le rappeller la jolie formule toute faite.

Loin de toute cette agitation démocrade, l’homme de la Pampa émerge de quelques heures de sommeil bien méritées. Après s’être copieusement déchiré l’âme et foutu sur la gueule avec ses différents voisins il s’est réconcilié avec tous et la promiscuité liée à l’euphorie ambiante aidant, certains sont même allés jusqu’à échanger leurs femmes. On a la démocratie participative qu’on peut.

Alors qu’il s’éloigne du groupe pour vidanger un trop plein de vessie, son regard planté dans les étoiles capture la trace fugace des lumières clignotantes d’un oiseau de métal qui depuis longtemps a remplacé l’oiseau royal dans le ciel déserté par les dieux. Dix mille pieds au dessus de lui, confortablement installé dans son fauteuil de première classe, l’homme de la vallée de la Bruche, à des milliers de kilomètres des saloperies qu’il a semées pour les oublier bien vite, s’apprête à passer queqlues semaines de vacances ressourçantes  et rêvées à la découverte de la Pampa….

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